Équipe mobile créée pour le traitement par antagonistes opioïdes afin de pallier les lacunes causées par la COVID-19
Ce récit rédigé dans le cadre du projet « L’équité en action » est tiré d’un entretien tenu avec Alana Wade (inf. aut.) et Cristina Zaganelli (IP) des Services de santé Alberta. Leur travail est notamment chapeauté par le Dr Ron Lim (directeur médical) et Stacey Whitman (ancienne gestionnaire, traitement par antagonistes opioïdes injectables). La rencontre ayant eu lieu en mars 2022, il importe de la situer dans son contexte d’alors.
L’équipe mobile affectée au traitement par agonistes opioïdes (surnommée MOAT) a été mise sur pied en réponse au changement de situation provoqué par l’avènement de la pandémie de COVID-19 à Calgary (Alberta). Chez nous, la vitesse de propagation du virus et l’introduction des mesures de distanciation sociale ont fait en sorte de créer des barrières de plus à l’accès aux services de traitement des dépendances. Nous avons donc décidé d’aller traiter les individus sur place. |
Lorsque la pandémie a frappé Calgary, nous offrions des services de traitement par agonistes opioïdes injectables (TAOi) jusqu’à trois fois par jour aux personnes qui font usage de substances psychoactives dans notre collectivité 1. Le virus comme tel et les nombreuses mesures de santé publique en découlant ont engendré des obstacles insurmontables pour notre clinique et notre clientèle. Malgré le risque de transmission élevé à l’intérieur de la clinique, ce que nous tâchions de gérer, nous avons rapidement constaté que l’incapacité de se rendre en personne à la clinique posait un problème encore plus grand. Les modifications ou les annulations des trajets d’autobus nuisaient à l’accès. Et les difficultés ne s’arrêtaient pas là. Même si l’individu réussissait à se rendre à la clinique, il devait répondre à d’innombrables questions de dépistage et se conformer aux mesures de protection avant de pouvoir franchir le pas de la porte.
Il fallait trouver le moyen de continuer à servir notre clientèle. Lors du premier confinement, dans une réunion avec la direction de notre clinique, nous avons discuté de ce à quoi pouvait ressembler notre démarche pour lutter contre la pandémie. Nous avons pensé : ne serait-il pas merveilleux si nous pouvions aller administrer le traitement sur le terrain? Nous avons tout de suite fait des calculs. En sachant que 75 % de notre clientèle d’alors disposait d’un logement, nous pouvions en théorie aller administrer le traitement à domicile.
Nous nous sommes ensuite posé la question : et maintenant? Nous avons rapidement divisé le travail et réaffecté deux membres de notre personnel infirmier. Dans les deux jours suivant la première réunion, nous avions reçu l’approbation de lancer un modèle fondé sur des services de proximité, acheté un véhicule et deux semaines pour réunir une équipe responsable de tout mettre en place. Faire ainsi bouger les choses en 48 heures se révélait un exploit remarquable. La COVID-19 a fait faire une prise de conscience en ce sens. Les initiatives se sont rapidement concrétisées tout au long de l’intervention d’urgence contrairement au passé où nous avions dû affronter des barrières pour des projets de même nature.
Nous avons ensuite sorti une carte et cartographié les zones où se trouvaient nos clients. Notre toute nouvelle équipe mobile a commencé par servir deux ou trois clients afin de voir ce qui se passerait. Forte de cet essai, elle a poursuivi la démarche et atteint une certaine vitesse de croisière. Très vite, nous allions sur le terrain durant des périodes de 12 heures. Nous allions administrer le TAOi sur place à des individus vivant dans diverses conditions de logement, que ce soit un hôtel de confinement, à domicile ou même un logement permanent et supervisé.
Délaisser une vision fondée sur des soins médicaux de courte durée et adopter une vision holistique en amont
Nous avons suivi l’évolution du programme qui est passé d’une intervention d’urgence à un engagement plus profond et plus efficace allant au-delà de la sécurité à assurer dans l’immédiat. Lorsque l’urgence du TAOi s’est estompée, nous étions toujours les bienvenus dans l’espace de vie nos clients, ce qui constituait un immense privilège.
L’accès à l’espace de vie de nos clients nous a permis d’avoir un aperçu de leur vie comme jamais auparavant. Nous avions soudain la possibilité de regarder avec eux à l’intérieur de leur réfrigérateur et de mesurer leur degré d’accès à de la nourriture. Nous pouvions les aiguiller vers des ressources, les aider avec le laissez-passer et le trajet d’autobus nécessaires pour aller au supermarché ou organiser la livraison de leur épicerie. En étant avec eux dans leur espace de vie, nous étions mieux en mesure de comprendre leur réalité quotidienne.
Notre présence dans l’espace de vie nous a fait voir une facette différente de la personne. En entrant chez elle, nous pouvions immédiatement constater la quantité de lumière qui entrait dans chaque pièce et la propreté des lieux, ce qui peut refléter l’état de santé mentale. Nous avons en outre pu apprendre à connaître nos clients dans un contexte plus personnel. En milieu clinique, nous faisons des observations cliniques. Tandis que sur le terrain, nous pouvions voir la manière dont chaque individu exprimait sa personnalité à travers ses objets décoratifs et son aménagement. Le processus nous a permis de beaucoup mieux saisir la personne dans sa globalité, pas seulement considérer sa maladie et sa dépendance.
Reconnaître et faire tomber les barrières systémiques affrontées par les personnes consommant des substances
L’entrée dans l’espace personnel ou le domicile d’un individu change la dynamique du pouvoir. En privé, dans sa bulle, l’individu est plus porté à s’exprimer, à énoncer ses objectifs et ce qui l’empêche de les atteindre. En nous assoyant avec l’individu et en cherchant à comprendre ce qu’implique d’obtenir un rendez-vous ou de se rendre au centre-ville pour obtenir des médicaments, nous avons commencé à prendre conscience des innombrables barrières dont est criblé notre système. C’était pire que nous ne l’aurions jamais imaginé. Par exemple, utiliser le transport en commun sans un laissez-passer communautaire à tarif réduit peut se révéler difficile et obtenir ce genre de laissez-passer sans pièce d’identité peut se révéler difficile aussi. Pour régler ne serait-ce que ces deux problèmes, il faut passer par une série de services, tous situés à des adresses différentes, en suivant un ordre précis.
En entrant dans leur espace personnel, nous avons mieux compris la frustration des gens devant de telles barrières. À nos patients en milieu clinique, nous donnions des suggestions et ne comprenions pas l’absence d’effort pour y donner suite. Nous n’étions pas sur place avant pour voir la personne dans son propre espace, frustrée devant les barrières à surmonter et perdant espoir de trouver des façons d’y arriver. Vous prenez conscience de l’ampleur des difficultés vécues lorsque vous vous assoyez et discutez avec les gens. C’est ainsi que nous avons commencé à naviguer le système avec eux. Notre équipe a donc modifié ses services en les axant davantage sur une prise en charge globale que simplement sur le TAOi. La distribution des médicaments nous aide à passer le pas de la porte. L’approche holistique de notre équipe fait toutefois en sorte que les gens continuent d’ouvrir leur porte et de s’investir dans le processus.
L’une des clés de la réussite de nos services mobiles réside dans la stabilité apportée aux gens. Les « échecs » arrivent souvent chez les personnes qui viennent d’entamer un TAO. Il faut dire que les barrières à l’accès aux premières doses sont nombreuses en période de sevrage, car il faut aller chercher ces doses à la pharmacie. Le fait de négliger de se procurer des doses peut entraîner l’annulation de l’ordonnance et, de ce fait, un effort de plus à déployer et de la frustration chez les patients. Remettre les médicaments en mains propres s’est révélé primordial pour assurer l’assiduité des gens au traitement, particulièrement lors des premiers jours critiques mais difficiles. La stabilité permet aux patients de prendre conscience des bienfaits du TAO (p. ex., maîtrise du trouble lié à l’usage d’opioïdes ou sécurité de ne pas avoir à s’approvisionner en drogues illicites extrêmement toxiques).
Fournir des services d’aide globale dans le cadre d’une intervention de proximité telle une démarche de réduction des méfaits
Le programme a permis de « passer de la parole aux actes » de façon éloquente – nous avons pu étendre les services de la clinique tout en servant les gens dans leur propre milieu de vie et leur propre quartier. Au départ, notre équipe mobile se composait grosso modo d’infirmières autorisées, d’un médecin clinicien en santé mentale, d’un travailleur de proximité, de pharmaciens, d’une infirmière praticienne et d’un médecin. Notre équipe compte aujourd’hui des infirmières autorisées, des médecins cliniciens en santé mentale, des travailleurs de proximité, des pairs aidants, des pharmaciens, des travailleurs sociaux, des intervenants en toxicomanie, un médecin et une infirmière praticienne. Le dialogue entre les membres de notre personnel et nos clients s’est prouvé transformateur. Nous nous comprenons tellement mieux et nous sommes en mesure de collaborer en nous basant sur les besoins exprimés par l’individu lui-même. Notre équipe est aussi capable de faire du suivi auprès de personnes qui n’ont jamais fait appel aux services ou aux autres formes d’aide de la clinique auparavant. Notre intervention aujourd’hui plus globale repose sur la volonté d’agir sur les déterminants en amont.
L’initiative va dans le même sens qu’une démarche de réduction des méfaits : rencontrer l’individu dans son propre milieu. Nous étions sur place n’importe quand — peu importe ce qui se passait pour eux. Nous étions là si la personne avait un problème à régler, si elle acceptait encore une fois notre soutien en nous laissant entrer de nouveau dans son espace personnel et si elle était prête à faire des pas. Notre constance nous a aidés à nouer des liens et à maintenir la participation de notre clientèle.
Saisir les occasions d’instaurer de nouveaux modèles de soins
La vitesse d’instauration des mesures pour lutter contre la pandémie au Canada a catalysé la création du projet, c’est-à-dire essayer quelque chose de nouveau et l’adapter chemin faisant. La direction de la clinique nous a laissé une plus grande marge de manœuvre en raison du caractère novateur de l’initiative. Nous avons ainsi pu créer un projet répondant exactement à nos besoins sans nous appuyer sur un modèle. Dans notre cas, nous avions un réel désir d’aider la population de manière unique. Ensuite, grâce à nos résultats convaincants, comme la stabilisation rapide du TAO et la gestion des maladies transmissibles 2, nous avons été capables de faire valoir l’importance de poursuivre en continuant la démarche au-delà de la pandémie, et nous avons réussi à obtenir d’autres fonds.
Le manque de logements s’est révélé notre plus grand obstacle. Nous avons la capacité de servir les personnes disposant d’un logement, mais nous savons que les autres sont encore plus vulnérables et qu’elles ont aussi besoin de nos services. Nous avons découvert récemment que l’exclusion de notre programme survient généralement par suite d’une éviction, ce qui montre l’importance d’un logement sûr – un déterminant fondamental de la santé et du mieux-être. Nous n’avons tout simplement pas la capacité nécessaire pour caractériser ce groupe sans véritable domicile fixe et en assurer le suivi.
Notre démarche nous a été d’une grande utilité parce que nous avons continuellement appris de nos clients et constaté une grande différence chez eux. À cause des barrières, des préjugés, du racisme et de la stigmatisation systématiques à son égard, ce groupe de population n’a pas toujours l’impression de mériter les soins dont il a besoin. Grâce au renouvellement et à la poursuite de notre programme, les gens ont regagné de la dignité et sont fiers de leurs progrès, et se montrent mieux capables de suffire à leurs besoins.
Notre travail a donné aux gens un esprit de communauté et des possibilités comme jamais auparavant. Si les gens ont ces possibilités, et qu’ils ont confiance qu’elles sont là pour de bon, ils s’en servent pour réaliser de grandes choses.
Leçons retenues :
Les systèmes en place engendrent des barrières structurelles et des cycles d’injustice qui creusent encore davantage les iniquités vécues par les gens. Les prestataires de service peuvent aider en proposant une démarche holistique, centrée sur la personne, et en naviguant les systèmes avec leurs clients. |
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Les services qui visent d’abord la stabilité des clients, par exemple en réduisant les barrières à l’accès au traitement des dépendances, tendent à porter des fruits. |
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Les partenariats stratégiques entre les acteurs de la santé publique et des soins de santé primaires peuvent accélérer l’élaboration et la mise en place de nouveaux modèles de soins mieux adaptés aux personnes qui font usage de substances (p. ex., modèles d’intervention de proximité fondés sur les principes de réduction des méfaits). |
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Le logement est un facteur clé pour améliorer l’équité pour les personnes qui consomment des substances. Un logement stable donne un meilleur accès aux services, non seulement en ce qui a trait aux modèles de soins à domicile, mais aussi parce qu’il permet de renforcer le fondement sur lequel les clients peuvent utiliser et bénéficier d’autres services fournis suivant différents modèles de soins.
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1 Utilisé pour les cas graves du trouble lié à l’usage d’opioïdes, le traitement par agonistes opioïdes injectables (TAOi) fait référence à la prise de médicaments sous ordonnance distribués quotidiennement (parfois plusieurs fois par jour) pour aider à gérer les états de manque et les symptômes de sevrage. Le traitement repose sur l’autoadministration des doses sous la supervision d’un professionnel de la santé qualifié. (Source en anglais : https://www.alberta.ca/opioid-agonist-therapy-gap-coverage-program.aspx; renseignements de base en français au https://www.alberta.ca/assets/documents/Opioid-Resource-French.pdf)
2 L’équipe mobile de TAO a constaté de bons résultats en ce qui concerne le traitement des infections transmissibles sexuellement et de l’hépatite C et aussi la stabilisation de la thérapie antirétrovirale pour les adultes infectés par le VIH.
Contexte
L’explication du titre « MOAT » en anglais : Au moment du déploiement de notre nouvelle équipe d’intervention de proximité, nous avons cherché un nom accrocheur pour nommer notre équipe. En soins de santé, nous aimons beaucoup les acronymes. Ceux-ci doivent tout de même avoir un sens et s’expliquer d’eux-mêmes. C’est ainsi que le nom « MOAT » est né : l’équipe mobile pour le traitement par antagonistes opioïdes et l’initiative conçue pour créer un « moat » (ce qui veut dire « fossé » en français) de sécurité autour de nos clients les plus vulnérables.
Pour en savoir plus au sujet de la démarche décrite dans le présent récit, adressez-vous au Centre de collaboration nationale des déterminants de la santé au [email protected].
Avez-vous une idée de récit pour l’initiative L’équité en action? Avez-vous entendu parler d’autres initiatives visant à promouvoir l’équité en santé dans le cadre de la lutte pour mettre fin à la pandémie de COVID-19 au Canada? Devrions-nous en parler? Portez-les à notre attention!
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