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Par rapport aux connaissances et au racisme : Comment savons-nous ce que nous savons?

Par rapport aux connaissances et au racisme : Comment savons-nous ce que nous savons?

Par Sume Ndumbe-Eyoh Sume Ndumbe-Eyoh Sur - 12 décembre 2019

Dans ce billet de blogue, la spécialiste principale du transfert des connaissances Sume Ndumbe-Eyoh traite des principaux points qui se dégagent de deux textes sur le racisme, la création des connaissances et la recherche.


 

Ces trois dernières années, l’équipe du CCNDS s’est engagée à fond dans une initiative d’équité raciale à l’interne qui l’a amenée à faire des lectures et à des discussions de groupe sur le sujet [1,2,3].

La première phase d’apprentissage a débuté en 2016, et a surtout consisté à comprendre le racisme et le changement organisationnel à apporter [4,5]. Tout au long de l’automne 2018 et de l’hiver 2019, nous avons cherché à savoir comment nous y prendre pour transformer nos pratiques en tant qu’organisme axé sur l’application des connaissances. Nous avons concentré nos lectures sur la création et l’application des connaissances, la mise sur pied de réseaux et l’établissement de relations. Dans chacune de nos discussions, nous en analysions la portée sur nos pratiques organisationnelles.

Aperçu des ressources sur la création des connaissances et la recherche

Mon billet de blogue vise à vous faire part des principaux points qui se dégagent de deux textes sur le racisme, la création des connaissances et la recherche [6,7]. Je vous livre ensuite le fruit de nos discussions de groupe et de mes propres réflexions. Mon analyse reflète ma situation en tant que femme noire et ce que j’entends personnellement par racisme, c’est-à-dire une force structurelle et culturelle constante qui donne lieu à des politiques et à des pratiques propres à renforcer et à protéger un pouvoir économique, social, culturel et politique suivant un modèle racial8.

Premier texte : Rethinking epistemology, methodology, and racism: or, is White sociology really dead [6]?

La théorie de la connaissance au sujet de la race, ou le mode de connaissances sur la race, est une théorie sur ce qui constitue le savoir. Elle suppose de considérer « qui peut savoir, comment nous savons, et le savoir qui entre en ligne de compte dans nos justifications [6, p.120] (traduction libre).

La sociologue Margaret Hunter décrit cinq formes issues de la théorie de la connaissance, ou modes de connaissances au sujet de la race, couramment utilisées dans le domaine de la recherche et de la création des connaissances. Ces modes de connaissance influencent nos questions de recherche, les théories et catégories analytiques que nous employons et nos mécanismes d’analyse des données et, surtout, les connaissances et les relations de pouvoir que nous (re)produisons.

Les modes de connaissances et les méthodes s’y rattachant sont résumées dans le tableau ci-dessous, qui comporte une brève description de chaque élément suivant : fondement; qui a autorité sur le savoir? comment une personne acquiert-elle le savoir? et qu’est-ce qui compte comme données probantes relativement à ce savoir?

Comme le souligne Margaret Hunter, il faut se rappeler qu’il ne s’agit pas d’une liste exhaustive et que ces modes de connaissances s’appliquent différemment dans le temps selon les contextes. Les exemples concernant la santé et les contextes canadiens ont ainsi été ajoutés pour illustrer le propos.

S’il faut privilégier la diversité des modes de connaissances, les démarches néolibérales positivistes dominent les domaines de la recherche et de la création des connaissances. Les autres types de démarche sont plus fréquemment utilisés par les personnes racisées (ou racialisées), et ils sont moins reconnus en santé publique, ce qui limite la nature des questions étudiées, renforçant du coup les iniquités raciales.

Margaret Hunter nous propose d’employer la réflexion critique comme outil pour nous aider à découvrir nos modes de connaissances par défaut et à remédier aux limites épistémologiques et discursives [6, p.132] de nos démarches. Elle signale en outre que nous devrions effectuer davantage de changements structurels si nous voulons que les modes de connaissances générés et utilisés par les personnes racisées soient réellement valorisés.


Tableau : Modes de connaissances sur la race et méthodes de recherche et de création des connaissances s’y rattachant

Cliquez ici pour voir le tableau au complet.

Tableau : Modes de connaissances sur la race et méthodes de recherche et de création des connaissances s’y rattachant


Deuxième texte : « The public health critical race methodology: Praxis for antiracism research [7] »

Dans leur texte, Ford et Airhihenbuwa [7] traitent d’un modèle et d’un processus visant une approche critique de la race en santé publique à partir de la théorie critique de la race (« critical race theory »). En tant que modèle théorique, la théorie critique de la race met en lumière et transforme la relation entre race, racisme et pouvoir dans le but d’éliminer les iniquités raciales.

Les auteurs décrivent comme suit les quatre grandes caractéristiques de la théorie critique de la race :

  • comprendre la racisation (ou racialisation);
  • prendre conscience de la race;
  • comprendre l’importance de la position sociale;
  • comprendre le racisme et s’y attaquer.

Pour appliquer le principe en santé publique, les auteurs proposent une approche critique de la race qui combine la théorie, les connaissances expérientielles, la science et l’action [7, p.1391]. Une approche critique de la race en santé publique oriente la démarche des chercheurs et les praticiens qui s’intéressent à l’équité en santé dans quatre domaines d’intérêt :

  • comprendre la dynamique raciale contemporaine;
  • remettre en question la création des connaissances en considérant le fait que les connaissances sont une construction sociale, en utilisant des approches critiques et en donnant une place privilégiée à la voix des personnes marginalisées;
  • conceptualiser et mesurer la race et le racisme, en tenant particulièrement compte de la race comme construit social et de l’intersectionnalité;
  • appliquer les connaissances à la démolition du racisme.

Discussion de groupe

Comme équipe, nous avons reconnu que nos voix et nos positions sociales respectives orientent notre travail. Si nous voulons mettre un terme aux iniquités raciales, nous devons absolument remettre en question les idées racistes et la création des connaissances racistes.

Nous avons discuté de la manière dont nous pourrions individuellement nous exercer à faire une introspection critique et prendre plus souvent conscience du mode de connaissances sous-jacent à notre travail. Nous avons noté que, pour agir de manière plus intentionnelle et améliorer nos pratiques, nous pourrions, par exemple :

  • travailler activement avec les personnes qui adoptent une approche critique de la race dans leur travail;
  • incorporer la théorie critique de la race dans les processus de perfectionnement professionnel et les activités d’apprentissage (p. ex. conférences, ateliers, webinaires) dans le domaine de la santé publique;
  • accepter la responsabilité de modifier nos pratiques avec le personnel.

Création de connaissances dans le domaine de la santé publique

La création de connaissances et la recherche sur la race, le racisme et la racisation (ou racialisation) ne sont pas et n’ont jamais été des activités impartiales. Elles se déroulent dans des sociétés et des organisations qui ont certaines idées au sujet du racisme. Le racisme évolue et se réinvente continuellement. En santé publique, nous devons donc élaborer des outils d’analyse spécialisés pour comprendre le racisme et s’y attaquer.

Margaret Hunter [6] offre des façons d’aborder la recherche sur la race. Bien que ses travaux s’effectuent dans une perspective sociologique, ils comportent des aspects transposables dans les contextes de la santé publique. Ford et Airhihenbuwa [7] viennent nous faire mieux comprendre qu’il serait possible, en santé publique, d’adopter la théorie critique de la race, en intégrant aux principaux éléments une approche intersectorielle. Ensemble, les deux textes [6,7] ci-dessus montrent qu’il serait pertinent de diversifier la base de connaissances construite à l’aide d’une variété d’approches théoriques et épistémologiques.

Plus particulièrement, une approche fondée sur la théorie critique de la race, telle que la décrivent Ford et Airhihenbuwa [7], et qui tiendrait compte de la position sociale et de la dynamique du pouvoir associées au chercheur et aux personnes qui font l’objet des recherches a le potentiel de perturber la dynamique du pouvoir liée à la race (et à d’autres facteurs) dans le processus de création des connaissances et de générer des solutions pour améliorer l’équité raciale en matière de santé.

Voilà un important point à considérer pour toute personne effectuant la collecte, l’analyse et l’interprétation de données probantes et de connaissances dans divers milieux (p. ex. établissements d’enseignement, organismes publics, collectivités). Une telle assertion concerne aussi les personnes et les organismes qui ont à traiter l’information sur la santé des populations et les données sur les programmes et les politiques. 

Insuffisance des recherches sur le racisme dans le domaine de la santé publique au Canada

À l’heure actuelle au Canada, les recherches, la création de connaissances et les démarches en matière d’équité en santé, de déterminants sociaux de la santé et de santé publique ne touchent pas beaucoup aux répercussions de la race, de la racisation (racialisation) et du racisme sur la santé. En réalité, on met l’accent sur d’autres déterminants d’importance en excluant le racisme [13]. Dans le milieu de la santé publique, on a beaucoup trop souvent l’impression que, si nous parvenions à éliminer la pauvreté et l’inégalité du revenu, nous éliminerions ainsi les iniquités de santé.

Conjuguée à l’hésitation générale des acteurs de la santé publique à prendre le racisme au sérieux, cette façon de voir a entraîné un manque de connaissances générées par les organismes de santé publique sur le sujet. Par exemple, peu d’entre eux collectent des données liées à la race ou produisent des documents d’information ou des rapports sur l’état de santé dans lesquels le racisme et la racisation sont cernés comme des préoccupations légitimes.

En effet, le refus de collecter et d’analyser des données fiables sur la race se révèle une manifestation éloquente du racisme dans le contexte canadien [14]. Bien que les connaissances sur le racisme et la racisation (ou racialisation) doivent aller au-delà des nombres, les données sur la race à l’échelle des populations ont leur importance.

Exceptions prometteuses

Cela dit, soulignons certaines exceptions prometteuses. Dans leur chapitre intitulé « Race » dans Déterminants sociaux de la santé : Les réalités canadiennes [15], Mikkonen et Raphael qualifient la race et le racisme de déterminants de la santé. De même, l’Agence de la santé publique du Canada (ASPC) a récemment mis à jour sa liste de déterminants en y ajoutant explicitement la race et le racisme parmi les déterminants de la santé [16]. Dans un rapport paru récemment, des chercheurs s’appuient sur les données de l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadienne, 2013 [17] pour faire état de la discrimination subie au quotidien.

À l’échelle locale, Santé publique Toronto a analysé des données sur les iniquités raciales en matière de santé [18], et Santé publique Sudbury et Districts a mis en œuvre un cadre d’action pour l’équité raciale par lequel elle souhaite collecter et analyser des données sur la race [19].

Dans un domaine où on accorde beaucoup d’importance à la prise de décision fondée sur des données probantes, il est déconcertant de voir le peu d’intérêt accordé au racisme comme champ d’étude légitime. En santé publique, il y aurait lieu d’imprégner la création des connaissances d’une analyse critique intersectorielle sur la race et de prévoir en parallèle des changements structurels. Il est impératif que les acteurs de la santé publique prennent le racisme au sérieux en contribuant substantiellement aux connaissances et aux projets qui vont dans le sens d’une société racialement juste.

 

Photo : Emily Morter

Références bibliographiques

[1.] Clement, C. (2017). Devenir antiraciste : de petits pas le long du chemin [billet de blogue dans Internet]. Antigonish (N.-É.) : Centre de collaboration nationale des déterminants de la santé, Université St. Francis Xavier [cité le 21 octobre 2019]. [3 écrans]. Récupéré de http://nccdh.ca/fr/blog/entry/becoming-anti-racist-small-steps-along-the-way  

[2.] Clement, C. (2017). Devenir antiraciste : une initiative du CCNDS [billet de blogue dans Internet]. Antigonish (N.-É.) : Centre de collaboration nationale des déterminants de la santé, Université St. Francis Xavier [cité le 21 octobre 2019]. [3 écrans]. Récupéré de http://nccdh.ca/fr/blog/entry/becoming-anti-racist-an-nccdh-initiative

[3.] Ndumbe-Eyoh, S. (2019). Réflexions sur le chemin vers l’équité raciale au CCNDS [billet de blogue dans Internet]. Antigonish (N.-É.) : Centre de collaboration nationale des déterminants de la santé, Université St. Francis Xavier [cité le 21 octobre 2019]. [3 écrans]. Récupéré de http://nccdh.ca/fr/blog/entry/insights-from-the-nccdhs-racial-equity-journey

[4.] Clement, C. (2018). Le personnel du CCNDS souscrit au principe d’antiracisme grâce à un dialogue éclairé : première de deux parties [billet de blogue dans Internet]. Antigonish (N.-É.) : Centre de collaboration nationale des déterminants de la santé, Université St. Francis Xavier [cité le 21 octobre 2019]. [3 écrans]. Récupéré de http://nccdh.ca/fr/blog/entry/nccdh-staff-becoming-anti-racist-through-informed-dialogue-1-of-2

[5.] Clement, C. (2018). Le personnel du CCNDS souscrit au principe d’antiracisme grâce à un dialogue éclairé : deuxième de deux parties [billet de blogue dans Internet]. Antigonish (N.-É.) : Centre de collaboration nationale des déterminants de la santé, Université St. Francis Xavier [cité le 21 octobre 2019]. [3 écrans]. Récupéré de http://nccdh.ca/fr/blog/entry/nccdh-staff-becoming-anti-racist-through-informed-dialogue-2-of-2  

[6.] Hunter, M. (2002). Rethinking epistemology, methodology, and racism: or, is White sociology really dead? Race and Society. Vol. 5, no 2, p. 119-138.

[7.] Ford, C.L. et C.O. Airhihenbuwa. (2010). The public health critical race methodology: praxis for antiracism research. Social Science and Medicine. Vol. 71, p. 1390-1398.
Hunter, M. (2002). Rethinking epistemology, methodology, and racism: or, is White sociology really dead? Race and Society. Vol. 5, no 2, p. 119-138.

[8.] Ndumbe-Eyoh, C. (2019). Réflexions d’une femme noire sur le racisme, l’autochtonicité et l’altérité au Canada [billet de blogue dans Internet]. Antigonish (N.-É.) : Centre de collaboration nationale des déterminants de la santé, Université St. Francis Xavier [cité le 21 octobre 2019]. [3 écrans]. Récupéré de http://nccdh.ca/fr/blog/entry/reflections-of-a-black-woman-on-racism-indigeneity-and-otherness-in-canada

[9.] Veentra, G. et A.C. Patterson. (2016). Black-White health inequalities in Canada. Journal of Immigrant and Minority Health. Vol. 18, p. 51-57.
Adams, M. (c2008). Unlikely utopia: the surprising triumph of Canadian multiculturalism. Toronto (Ont.) : Penguin Canada.

[10.] Adams, M. (c2008). Unlikely utopia: the surprising triumph of Canadian multiculturalism. Toronto (Ont.) : Penguin Canada.

[11.] Borum, V. (Nov.-déc. 2014). African Americans' perceived sociocultural determinants of suicide: afrocentric implications for public health inequalities. Social Work in Public Health. Vol. 29, no 7, p. 656-670

[12.] Logie, C.H., Y. Wang, A. Lacombe-Duncan, A.C. Wagner, A. Kaida, T. Conway et coll. (2018). HIV-related stigma, racial discrimination, and gender discrimination: pathways to physical and mental health-related quality of life among a national cohort of women living with HIV. Preventive Medicine. Vol. 107, p. 36-44.

[13.] Centre de collaboration nationale des déterminants de la santé. (c2014). Aviver l’intérêt : Appliquer les connaissances pour faire avancer l’équité en santé – Analyse du contexte 2014. Antigonish (N.-É.) : CCNDS, Université St. Francis Xavier. Récupéré de : http://nccdh.ca/fr/resources/entry/boosting-momentum

[14.] Millar, P. et A. Owusu-Bempah. (2011). Whitewashing criminal justice in Canada: Preventing Research through data suppression. Canadian Journal of Law and Society. Vol. 26, p. 653-661. DOI : 10.1353/jls.2011.0035

[15.] Mikkonen, J. et D. Raphael. « Race » dans Déterminants sociaux de la santé : Les réalités canadiennes. Toronto (Ont.) : École de gestion et de politique de la santé de l’Université York, p 47-49.

[16.] Gouvernement du Canada. (12 juillet 2019). Déterminants sociaux de la santé et inégalités en santé [Internet]. Ottawa (Ont.) : s. d. [cité le 11 novembre 2019], [environ 6 écrans]. Récupéré de https://www.canada.ca/fr/sante-publique/services/promotion-sante/sante-population/est-determine-sante.html

[17.] Hyman, I., P. O’Campo, D.L. Ansara, A. Siddiqi, T. Forte, J. Smylie, D.F. Mahabir et K. McKenzie K. (2019). Prevalence and predictors of everyday discrimination in Canada: findings from the Canadian Community Health Survey [Internet]. Toronto (Ont.) : Wellesley Institute. 24 p. Récupéré de https://www.wellesleyinstitute.com/wp-content/uploads/2019/10/Prevalence-and-Predictors.pdf (en anglais)

[18.] Santé publique Toronto. (2013). Racialization and health inequities in Toronto [Internet]. Toronto (Ont.) : SPT, 56 p. Récupéré de https://www.toronto.ca/legdocs/mmis/2013/hl/bgrd/backgroundfile-62904.pdf (en anglais)

[19.] Santé publique Sudbury et Districts. (19 sept. 2019). Cadre d’action pour l’équité raciale [Internet]. Sudbury (Ont.) : SPSD [cité le 11 novembre 2019], [environ 10 écrans]. Récupéré de https://www.phsd.ca/fr/propos/cadre-daction-pour-lequite-raciale

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