Le pouvoir des gens et des systèmes – un entretien avec la Dre Rosana Pellizzari
Nous tiendrons le 3 décembre prochain un webinaire interactif au sujet des gens et des systèmes qui soutiennent les démarches axées sur l’équité dans la pratique de santé publique.
Aidez-nous à créer le contenu de ce webinaire de style « entretien avec des célébrités ».
- Réfléchissez à la question posée chaque semaine par Hannah Moffatt pendant que vous lisez un extrait du document La santé publique a la parole : les normes organisationnelles, une pratique prometteuse pour faire avancer l’équité en santé.
- Joignez-vous à nous pour la conversation virtuelle qui se déroulera du 26 novembre au 3 décembre prochains dans Cliquez pour l’équité en santé : communauté.
Réfléchissez aux questions suivantes en lisant l’extrait ci-dessous :
Quels facteurs facilitent ou restreignent un changement organisationnel dans les systèmes de santé publique?
La santé publique a la parole : élaboration des normes de santé publique en Nouvelle-Écosse
Entretien avec Janet Braunstein Moody, M. Sc. (santé publique), ICP, B. Sc. inf., directrice principale, Renouvellement de la santé publique, ministère de la Santé et du Mieux-être, gouvernement de la Nouvelle-Écosse
Connie Clement, directrice scientifique du Centre de collaboration nationale des déterminants de la santé (CCNDS) s’est entretenue le 27 décembre 2012 avec Janet Braunstein Moody, directrice principale, Renouvellement de la santé publique, ministère de la Santé et du Mieuxêtre, gouvernement de la Nouvelle-Écosse. Cette dernière a parlé de son expérience de travail concernant le projet de collaboration visant à élaborer les normes de santé publique de la Nouvelle-Écosse et, de manière plus générale, de l’état d’avancement du renouvellement de la santé publique en Nouvelle-Écosse. Madame Braunstein Moody est également membre auxiliaire du corps professoral de l’École des sciences infirmières et du Département de santé communautaire et d’épidémiologie de l’Université Dalhousie.
Connie Clement : Pourriez-vous nous expliquer le processus de renouvellement de la santé publique en Nouvelle-Écosse?
Janet Braunstein Moody : Nous avons décidé d’examiner notre système de santé publique dans la foulée de la publication en 2003 du rapport du Comité consultatif national sur le SRAS et la Santé publique qui s’intitule Leçons de la crise du SRAS, et des nombreuses commissions d’enquête royales tenues dans ce contexte. En Nouvelle-Écosse, nous voulions un examen externe afin de savoir si notre système de santé publique était à la fois efficace, efficient, complet et adapté aux besoins. En 2005, nous avons ainsi chargé un consultant en santé publique de réaliser cette évaluation externe. Il s’en est suivi un document intitulé Le renouvellement de la santé publique en Nouvelle-Écosse : Bâtir un système de santé publique pour répondre aux besoins des gens de la Nouvelle-Écosse. Ce rapport contenait 21 recommandations ou mesures proposées pour renouveler le système. Ce qui ressortait du rapport était que la province se trouvait dans la partie peu profonde de la piscine au chapitre de la fonctionnalité du système et de l’efficacité de sa capacité de réaction et d’adaptation.
Nous avons réparti les 21 recommandations dans cinq grandes catégories, c’est-à-dire : 1) améliorer la structure et les fonctions du système à l’échelon provincial; 2) améliorer la structure et les fonctions du système à l’échelon local (c.-à-d. régies régionales de la santé); 3) renforcer les efforts de collaboration entre ces deux échelons; 4) améliorer les interventions de la santé
publique tout au long du continuum de soins au sein du système de santé et 5) améliorer l’infrastructure du système (c.-à-d. la main-d’oeuvre, la structure et l’information). La première grande recommandation portait sur l’établissement d’une vision commune pour le secteur de la santé publique. Nous avons donc entrepris une démarche de planification stratégique qui a fourni les assises des normes et des protocoles connexes.
Connie Clement : Quel usage faites-vous de ces normes et de ces priorités à l’heure actuelle en Nouvelle-Écosse?
Janet Braunstein Moody : La onzième recommandation énoncée dans notre document surle renouvellement du système se rapporte à l’établissement de normes fondées sur des données probantes applicables aux échelons provincial et local. Bien que nous ayons toujours eu cette vision, nous devions la préciser. Pendant le processus de planification stratégique, il est devenu très évident que la santé publique joue un rôle déterminant dans la compréhension des données d’évaluation et de surveillance de l’état de santé des populations et des aspects qualitatifs de nos collectivités. Cette démarche et cette compréhension ont permis de préciser notre vision et notre rôle. Le processus de planification stratégique s’est échelonné sur deux ans. Nous avons embauché une soixantaine de personnes, mené des consultations et organisé de cinq à sept activités auxquelles ont participé plus de 500 intervenants. Nous avons demandé aux gens de préciser leurs perceptions et leurs attentes à l’égard de la santé publique. Ces gens nous ont largement parlé de la complexité du système de santé publique. Ils ont abordé des questions délicates, difficiles à entendre; mais ils ont aussi soulevé des questions très éclairantes. La démarche nous a permis d’entendre ce que nous devions entendre, soit que la santé publique occupe une position vraiment unique au sein du système de santé. La santé publique est essentiellement la seule branche où les gens sont bien placés pour comprendre la santé communautaire et les iniquités en santé. Par conséquent, elle devrait jouer un rôle de premier plan pour faire la lumière sur les enjeux liés à l’équité en santé et pour inciter les autres à faire de même. À la suite du processus de planification stratégique, nous avons pris certains engagements relativement à six enjeux, dont l’un porte sur l’importance de comprendre la notion de « justice sociale » énoncée dans le document. Cela dit, nous tendons à opter pour un langage axé sur l’équité en santé comme fondement de base de l’ensemble de notre travail.
Connie Clement : Excellent. Dans le cadre du processus de planification stratégique, dans quelle mesure avez-vous fait appel à des secteurs autres que celui de la santé publique?
Janet Braunstein Moody : Je dirais que la plupart des gens consultés provenaient d’autres sphères que la santé publique. Nous avons discuté avec des personnes que nous n’avions pas interrogées précédemment ou que nous n’avions pas jugé utile de consulter dans le cadre du processus de planification stratégique. Nous avons ainsi parlé avec des gens de municipalités (dont des maires); du système carcéral; du secteur du logement; du secteur du développement de l’enfance; de centres de ressources; d’ONG et de ministères du gouvernement, y compris ceux de l’environnement et de l’agriculture, du développement économique et des finances. Nous avons également parlé avec des sans-abri, des bibliothécaires et des enseignants.
Connie Clement : Pourriez-vous nous expliquer comment a été conceptualisée la justice sociale, ou l’équité en santé, dans les normes provinciales? Que signifie le fait que l’une de ces six priorités tourne autour de la justice sociale?
Janet Braunstein Moody : Je pense que l’équité en santé ou la justice sociale font partie des six enjeux afin de nous rappeler que notre travail repose sur ce fondement. Il s’agit en effet du fondement de nos normes. Dans les discussions sur les éléments de programmatique ou les éléments à cibler, nous avons posé la question suivante : « La justice sociale devrait-elle être l’un de nos programmes ou des éléments à cibler? ». La réponse à cette question a suscité des débats bien animés au sein de notre équipe de direction. En fin de compte, nous avons conclu qu’il était impossible d’isoler l’équité en santé dans un programme distinct. Si nous n’incorporons pas la notion dans tous les volets de nos programmes, nous allons nous égarer de notre voie au chapitre de la santé publique. À cette réunion, nous avons vu couler des larmes, s’exprimer la passion et s’échauffer les esprits. Nous avons ultimement décidé de garder nos quatre domaines
de programmatique tels quels, mais de faire de l’équité en santé le fondement de ces domaines et le fil conducteur entre ceux-ci.
Connie Clement : Comment arrivez-vous à déterminer si vous avez réussi l’application des normes? Plus précisément, quels indicateurs ont été prévus pour les normes de base comparativement aux normes des programmes?
Janet Braunstein Moody : oilà une excellente question à laquelle nous n’avons pas encore été en mesure de répondre. Pour le moment, nous n’avons pas encore établi d’indicateurs pour nos normes. Nous en sommes à la prochaine étape, soit celle de terminer la première version de nos protocoles. Nous avons toutefois des discussions animées au sujet de l’endroit où il faut intégrer les indicateurs. Devrait-on les inclure dans les protocoles ou dans un cadre de responsabilité? Nous voulons veiller à ce que les indicateurs retenus s’harmonisent avec ce que fait le gouvernement dans le reste du système de santé. Toutefois, nous savons très bien que les indicateurs servant dans le reste du système de santé et les indicateurs nécessaires en santé publique ne sont pas les mêmes. Nous avons également un protocole particulier pour l’équité en santé dans notre première version. Ensuite, dans chacun des protocoles subséquents, nous réfléchissons à la manière de prendre en compte la norme de base en matière d’équité en santé dans chacun des domaines de programmatique. L’une des questions fondamentales énoncées dans le processus d’examen du protocole demeure : « Notre compréhension et notre engagement envers l’équité en santé ressortent-ils explicitement dans les protocoles? ». Je pense que oui. Je suis très satisfaite du résultat.
Connie Clement : D’après vous, quels facteurs ou éléments clés ont favorisé l’insertion de l’équité en santé au coeur même de ces nouvelles normes pour la Nouvelle-Écosse?
Janet Braunstein Moody : La planification stratégique a certainement joué un rôle déterminantsur ce point. Je dois dire que tout le processus a constitué pour moi l’une des expériences les plus importantes de ma carrière en santé publique. J’ai pu m’arrêter, m’asseoir, écouter, absorber sans essayer de corriger les propos, tout simplement en laissant le processus prendre corps à travers ces propos. Nous avons questionné les suspects habituels et non habituels. Il devenait de plus en plus évident qu’aucune branche du système de santé ne portait le flambeau de l’équité en santé. Il est également devenu évident qu’il s’agissait là d’un rôle de premier plan pour la santé publique. Nous ne pouvions pas tourner le dos à cette responsabilité.
Connie Clement : Comment a-t-on réagi dans les bureaux de santé de district et locaux aux Normes de santé publique de la Nouvelle-Écosse? Même si les protocoles ne sont pas encore en place, quel usage fera-t-on des normes d’après vous?
Janet Braunstein Moody : L’équipe de direction a géré la démarche, mais les régies régionales de la santé ont toutes fait partie du processus. Il ne s’agit pas de normes provinciales, mais bien de normes systémiques. En mobilisant les régies régionales de la santé dès les premières étapes, nous pensons avoir partagé l’appropriation du processus. D’après moi, la difficulté réside maintenant dans les détails. Aussi, nous devons nous pencher sur ce que représentent les normes pour les infirmières de santé publique travaillant sur le terrain ou pour les nutritionnistes ou les éducateurs en santé. L’une des mesures prises à cet égard est de poursuivre un dialogue avec le personnel de première ligne sur la gestion du changement et l’entrée en vigueur des nouveaux protocoles. L’un des thèmes récurrents tourne autour de la complexité du domaine de la santé publique et de toute l’étendue de notre travail. Par exemple, pendant que des personnes se penchent sur des questions de politiques, d’autres donnent des services individuels à la clientèle. L’instauration des normes aura un effet différent sur les personnes en fonction de leurs rôles et de leurs besoins précis.
Connie Clement : Quels obstacles prévoyez-vous devoir surmonter au moment de l’instauration? Quelles stratégies prévoyez-vous mettre en place ou avez-vous déjà mises en place afin d’atténuer ces obstacles?
Janet Braunstein Moody : Nous nous penchons en ce moment sur ces mêmes questions dans nos entretiens avec le personnel de première ligne. Il y a d’abord la compréhension de la complexité de la santé publique et l’adaptation à cette réalité. Il y a aussi le peu de formation ou de connaissances de base que détiennent parfois les professionnels au moment de faire leur entrée dans le système de santé publique. La connaissance et la reconnaissance des principes fondamentaux sont essentielles si on veut comprendre le but et la teneur des normes. C’est pourquoi les connaissances de base du personnel influent sur le processus d’instauration.
La résistance au changement constitue une autre pierre d’achoppement. Il est difficile de changer les pratiques et les habitudes lorsque des gens se disent : « Nous travaillons de cette manière depuis 25 ans, alors pourquoi nous obliger à changer maintenant? ». Je pense que la croyance de plus en plus répandue que les cadres et la haute direction doivent posséder des compétences en gestion et en direction, par opposition à une bonne formation en santé publique, nous pose aussi des difficultés. C’est là une tension entre les spécialistes du contenu et ceux du processus. En réalité, ils doivent posséder les deux qualités. L’un des problèmes auquel nous nous sommes heurtés, et auquel nous continuerons de nous heurter, est de devoir répondre aux besoins de gestionnaires provenant d’horizons très variés et possédant des connaissances et des compétences très diverses. Nous devrons donc introduire les normes en gardant cette réalité à l’esprit, puis adapter la formation des gestionnaires en les éclairant sur leur rôle de mentorat et sur la façon d’introduire les normes au personnel sous leur gouverne en tenant compte de leur propre contexte. Quand nous abordons la question d’orienter les interventions en amont, nous avons l’intime impression de donner à d’autres encore plus de pain sur la planche. À l’échelle locale, les gens se demandent qui reprendra le flambeau si la santé publique cesse ce genre d’activités. L’exemple habituellement donné en réponse à cette préoccupation touche l’allaitement, à savoir que le rôle joué par la santé publique en la matière passera d’un soutien individualisé à des mesures pour agir sur les facteurs environnementaux influant sur l’allaitement. Par exemple, nous pouvons transformer le milieu en faisant la promotion de collectivités et d’hôpitaux amis des bébés et en inversant la perception associée aux désavantages de l’allaitement. Si nous [la santé publique] ne transformons pas le milieu, la mère ne pourra pas aussi facilement poursuivre l’allaitement maternel.
Connie Clement : Quels leçons avez-vous tirées jusqu’à présent de l’instauration des Normes de santé publique de la Nouvelle-Écosse? Quels conseils offririez-vous à d’autres personnes songeant à élaborer et à instaurer des normes organisationnelles ou gouvernementales?
Janet Braunstein Moody : Ce n’est pas un travail pour les petites natures. Cela entraine une transformation tant personnelle que systémique. Une transformation personnelle doit absolument avoir lieu. En ce qui me concerne, j’avais besoin de comprendre les avantages d’élaborer des normes de santé publique en plus d’y croire. Je devais acquérir cette certitude en mon for intérieur si je voulais avoir une influence quelconque sur l’ensemble du système. L’ampleur de cette transformation se compare à l’effort nécessaire pour faire changer de cap un paquebot. On parle de changement à long terme. Il y aura de la houle en cours de route. Mais chaque degré compte pour arriver à bon port.
Les avantages découlant des activités multiples ou de la participation à divers comités, particulièrement quand cela nous fait sortir de notre domaine ou des sentiers battus, constituent une autre de mes leçons de vie. Quand les demandes se font plus nombreuses, cela devient plus difficile. Mais vous ne savez jamais l’effet que vous pourriez avoir en représentant les intérêts de la santé publique et de l’équité en santé en acceptant. Par exemple, j’ai représenté la santé publique au sein du groupe de travail sur la Loi sur les services de santé et l’assurance (assurance-maladie). Toutes les semaines, j’arrivais à la réunion du comité avec deux ou trois questions que nous devions [en tant que groupe de travail] nous poser, par exemple : « Cela aura-t-il plus d’effets sur certains groupes que d’autres? Si oui, pourquoi? ». J’ai eu le privilège de pouvoir continuer à poser ce genre de questions durant un an et demi. Aujourd’hui, l’équité en santé figure dans le préambule du nouveau texte de loi. Alors, il s’agit d’être là, d’établir des liens avec des gens d’autres secteurs d’activité et des gens du système de santé, puis de faire du mieux que nous le pouvons pour influencer la prise de décisions dans les gros systèmes. Si vous n’adhérez pas à ce principe de tout coeur, vous ne gagnerez pas votre pari. Enfin, vous devez faire preuve de patience. Il faut des décennies pour changer la santé publique. Nous sommes des gens patients.
Connie Clement : D’après votre expérience, dans quelle mesure les normes organisationnelles constituent-elles une stratégie propice à faire avancer l’équité en santé si elles passent par la santé publique?
Janet Braunstein Moody : Je suis convaincue qu’il s’agit d’une stratégie vitale. En outre, si l’expression « équité en santé » ne revient pas souvent dans les normes, elle ne produira pas l’effet escompté. Je pense qu’elle doit être très bien comprise et articulée à tous les échelons du système, impérativement.
Connie Clement : Avez-vous d’autres commentaires au sujet de l’élaboration des normes en Nouvelle-Écosse ou des normes organisationnelles en général?
Janet Braunstein Moody : À mon avis, nous apprenons qu’il s’agit d’un processus. Ce n’est pas un lancement progressif ni un projet de mise en oeuvre. Nous devons comprendre et intégrer l’équité en santé dans notre schème de pensée et dans la culture de notre système. Il faudra du temps. Nous devons être très patients et reconnaitre que les gens n’ont pas tous les mêmes compétences. Certains devront recevoir de la formation. Cette diversité est une richesse pour la santé publique.
Connie Clement : Je vous remercie, madame Braunstein Moddy, de nous avoir donné vos commentaires et parlé de votre expérience en ce qui concerne les Normes de santé publique de la Nouvelle-Écosse. Je vous souhaite bonne chance dans les prochaines étapes de votre processus d’apprentissage et d’instauration. J’ai trouvé vos propos très enrichissants.
La semaine prochaine, ne manquez pas de lire l’entretien avec Benita Cohen, Ph. D.
Le compte rendu de chacun de ces entretiens se trouvent dans le document La santé publique a la parole : les normes organisationnelles, une pratique prometteuse pour faire avancer l’équité en santé.